Alors que l’édition 2020 du meeting Herculis EBS n’est plus qu’à 8 jours, c’est avec l’une des participantes du concours de la hauteur de vendredi prochain que nous avons parlé, la championne du monde en titre de l’heptathlon Katarina Johnson-Thompson. L’occasion de discuter de ces derniers mois, de sa vie en France, de son parcours jusqu’au titre de Doha et de ses objectifs à Monaco.
Matthieu : D’où nous parles-tu ?
Katarina : Je suis à Formia, en Italie.
M : Et comment va ton français ?
K : Ça s’améliore. J’en étais à un point où je comprenais beaucoup et ensuite, le coronavirus a fait son apparition, je suis retournée en Angleterre pendant 3 mois et j’ai tout oublié.
M : Tu dois tout recommencer ?
K : Ouais, mais ça revient rapidement cela dit. Si tu me demandes, je te dirais que ça va, mais si tu demandes à mes préparateurs, partenaires d’entrainement ou mes coaches, ils ne vont certainement pas répondre pareil. Je suis à un point où je comprends quasiment tout ce qui est lié à l’athlétisme. Mais si je mange avec un groupe et qu’il y a une conversation plus large, c’est plus compliqué de suivre. Pour ce qui est de parler français, je pense que mon accent nécessite beaucoup de travail. Et je dois y ajouter plus de confiance en moi, je n’aime pas trop me tromper. Après l’entrainement, j’ai l’habitude de m’entrainer sur Duolingo.
M : As-tu passé tout ton confinement en Angleterre ?
K : Ouais, à Liverpool.
M : Et quand es-tu revenue en France ?
K : Je suis revenue autour de début mai. Quand les restrictions se sont allégées, et que tout commençait un peu à revenir à la normale. C’est à ce moment que je suis revenue. C’était bien de revenir et de passer du temps physiquement avec mon coach.
M : Comment était ton confinement outre-Manche ?
K : Le confinement en Angleterre était bien. J’avais accès à la piste un petit peu et sur les côtes, et j’avais mes appareils de musculation dans mon sous-sol. Mon coach m’envoyait des sessions à distance. Les conseils techniques qui me sont le plus essentiel m’ont beaucoup manqué. En tant qu’heptathlète, je dois faire sept épreuves différentes donc c’était relativement difficile de conserver les progrès que j’avais fait avant le COVID. Mais je suis revenue dans une forme correcte, et maintenant nous avons tout le temps du monde donc je ne suis pas trop inquiète.
M : Quand tu es revenue à Montpellier, pouvais-tu t’entrainer comme avant ?
K : Oui, c’était à peu près comme avant.
M : As-tu pensé, à un certain moment, qu’il pourrait n’y avoir aucune compétition cette année ?
K : Oui, notamment quand les championnats d’Europe à Paris ont été annulés, c’est là que j’ai commencé à m’inquiéter d’une année blanche. Après l’annulation des Jeux Olympiques, c’était assez facile pour moi de rebondir et de me focaliser sur les championnats d’Europe, qui avaient toujours été un objectif pour moi. Mais quand ils ont été annulés, c’était dur de se concentrer sur l’entrainement.
M : À quel point cela a-t-il été dur de se motiver ?
K : C’était dur. Vraiment dur pour moi, car je suis une athlète qui travaille le mieux quand elle se projette vers un objectif important. Le fait que ça devenait de plus en plus dur d’avoir un heptathlon m’a beaucoup affecté. Je pense que j’étais en grande forme en attaquant cette année et que je construisais une bonne dynamique. C’est bien d’avoir des compétitions de haut-niveau désormais. Je crois que c’est important que les athlètes continuent de faire des compétitions de haut-niveau parce que ce serait tellement plus dur l’année prochaine si tu fais une année sans rien.
M : Cela te fait-il apprécier le processus un peu plus ou cela le rend-il encore plus dur ?
K : Je pense que divers athlètes ont répondu à cette problématique de manières différentes. Certains athlètes ont fait de leur mission de travailler sur leurs faiblesses, d’autres athlètes ont pris le temps de faire une année blanche, et prendre du recul sur leur carrière. Personnellement, j’ai tendance à répondre présente lors des grands championnats, à être à mon pic de forme lors de ces grandes compétitions. Je garde toujours mes meilleures performances pour quand c’est vraiment important. Je suis l’une de ces athlètes qui a besoin de cet objectif pour tirer la meilleure performance de moi-même. Alors c’est dur de m’entrainer au même niveau que j’aurais eu si je me préparais pour Tokyo.
Ce sur quoi je travaille en ce moment est ma technique et ce depuis mon arrivée en France il y a deux ans. J’étais toujours un peu dégoutée ou je me disais « Pourquoi je ne suis pas venue ici plus tôt, en ayant eu plus de temps avec mon coach ». J’ai toujours voulu avoir plus de temps pour travailler sur mes faiblesses. Et j’ai beaucoup progressé en peu de temps. Ça ne peut qu’être une bonne chose pour l’année prochaine que je passe plus de temps à travailler sur ces choses avec mon coach.
Globalement, j’étais vraiment prête pour cette année, mais nous sommes tous dans le même bateau. Les athlètes doivent trouver le meilleur moyen pour eux de se préparer pour l’année prochaine.
M : À quel point crédites-tu ton déménagement en France dans ton parcours jusqu’au titre de championne du Monde ?
K : J’accorde tout le mérite à mes entraineurs à Montpellier. Ils ont trouvé un moyen pour moi de bien répondre aux entrainements, de ne pas être blessée, et d’atteindre mon pic de forme au bon moment. Depuis que je suis arrivée en France, j’ai gagné beaucoup de titres différents, et les championnats d’Europe ainsi que les Jeux Olympiques étaient ceux que je ciblais cette année. Les championnats du monde de Doha sont à mettre totalement au crédit de mes coaches en France.
M : Quel est ton calendrier désormais ?
K : Je ne sais pas, parce que les choses continuent à s’annuler. Monaco est très bientôt, alors je sais que cela va arriver. Autrement, je ne peux pas dire je fais ci, ça ou ça, et ensuite le truc est annulé.
M : Est-ce que Monaco aurait fait partie de ta préparation dans une année normale ou as-tu saisi l’opportunité quand tout s’est annulé ?
K : Monaco est un événement que j’ai toujours voulu faire. Ça a toujours été dans mon collimateur. La piste et le stade sont absolument magnifiques. Et il y a toujours des performances exceptionnelles qui s’y passent chaque année. La plupart du temps, cela n’a jamais correspondu avec mon emploi du temps, ou mon programme d’entrainement. Mais cette année, je voulais vraiment faire des meetings de la Diamond League dans les disciplines où je peux être compétitive.
M : Et quels sont tes objectifs pour le meeting ?
K : Cela va être l’une de mes premières compétitions cette année, donc je ne sais pas trop où mes performances vont m’amener. Mais je veux concourir, sans aucun doute, et essayer de prendre du plaisir sur cette année.
M : Réalises-tu comment tu es devenue, au-delà de ton sport, une inspiration pour une audience plus large à travers tes interviews dans la presse traditionnelle ?
K : Hmm. Oui, je peux le dire de plus en plus alors que les années passent. Tu sais, j’ai juste commencé à gagner ces dernières années, alors je ne comprenais pas quand les enfants me demandaient des photos ou des autographes. Je me disais « Je suis vraiment déçue de ma performance, je ne sais pas pourquoi tu voudrais être comme moi. » Mais ces dernières années, et plus spécialement ces derniers mois, le confinement a beaucoup appris aux gens, et leur a donné l’opportunité de penser à leurs valeurs, à ce qu’ils attendent du monde et ce en quoi ils croient. C’est plus important que jamais de s’exprimer sur différentes choses, car nous ne sommes pas seulement des athlètes, mais des gens avec des opinions. Et toutes les choses avec lesquelles j’ai lutté, je crois qu’il est important pour moi que je puisse les extérioriser. Pour normaliser certaines difficultés.
M : Ces opportunités t’ont-elles déjà permis de découvrir des personnalités intéressantes, ou t’ont-elles donné envie de faire plus de choses hors de la piste ?
K : Le magazine Stylist a organisé les « Remarkable Women Awards ». Et c’était tellement, tellement bien d’y assister et d’entendre toutes ces histoires de femmes, ce qu’elles ont fait et ce qu’elles ont traversé. Ce fut une journée vraiment inspirante. Avec les réseaux sociaux aujourd’hui, nous avons plus de storytelling, et je crois que c’est important à notre époque que les gens comprennent les histoires et les expériences de personnes différentes.
M : Dans cette interview que tu as donné à Stylist, tu déclares que ta plus grande peur est « de ne pas atteindre ton « plein potentiel » ». Comment sais-tu ce qu’est ton « plein potentiel » ?
K : Si nous parlons de l’heptathlon, c’est bizarre parce que tu as une application dans laquelle tu peux rentrer toutes tes meilleures performances dans chaque épreuve, et cela te donne un exemple de ce que pourrais être ton plein potentiel. Mais j’ai juste la sensation que j’aurais atteint ce stade quand je pourrais partir de la piste en me disant qu’il n’y a rien que j’aurais pu mieux faire sur cette piste. Je vis pour avoir ce moment. Pour me dire « C’est le mieux que je pouvais faire ». Je ne suis toujours pas satisfaite de mes performances à Doha, il y a des choses à changer et à améliorer. J’ai la sensation que ma plus grande peur est d’avoir des regrets, de me dire « j’aurais pu faire les choses différemment », et c’est pour cette raison que j’ai fait des choix significatifs dans ma vie. J’ai déménagé en France quand j’avais 24 ans, loin de ma famille, de mon petit copain de l’époque et j’ai complètement changé de vie.
M : As-tu des regrets ? Sens-tu que tu as suivi ton chemin et que tu es exactement là où tu devrais être ?
K : À Doha, beaucoup de gens m’ont dit « Oh, je suppose que tous ces moments difficiles valent la peine maintenant », et je répondais « Noon ! ». Si je pouvais revenir en arrière et changer les choses, je ne ferais pas un zéro à la longueur de Pékin (en 2015) ». J’espérais obtenir une médaille là-bas. Je suis marquée de ces moments-là mais ils ont absolument contribué à faire de moi l’athlète que je suis aujourd’hui. Parce qu’en même temps, c’est mon histoire et je ne peux pas la changer. Cela a fait de moi une personne plus forte. Mais si je pouvais revenir en arrière et changer les choses, je le ferais.
M : Et quels sont tes objectifs désormais ?
K : Tokyo. Je me projette vers Tokyo qui se rapproche à nouveau. Je veux une nouvelle fois atteindre le moment dans l’hiver où je travaille pour les Jeux Olympiques. Je veux retravailler pour cet objectif.
M : Enfin, comment te prépares-tu en dehors de ce que tu fais sur la piste ? Musique, livres, podcasts ?
K : En tant qu’athlète, je pense que je suis une personne qui lorsque qu’elle est sur la piste, veut s’améliorer et changer tout ce qui peut lui faire avoir de meilleures performances. Mais lorsque je suis en dehors de la piste, je n’y pense pas du tout. J’écoute de la musique, je lis beaucoup Zadie Smith, j’écoute un podcast qui s’appelle « The Receipts Podcast », et mon podcast préféré s’appelle « Dissect », c’est incroyable. C’est sur la musique, et un album qu’il choisit de noter, avant de le décortiquer ligne par ligne. En termes de musique, SZA est mon artiste préférée.
Cette interview a été éditée et condensée pour plus de clarté.
Matthieu FORTIN est un contributeur pour le site du Meeting Herculis EBS.